Crédit d’Impôt Recherche, Innovation et Schumpeter…

En parcourant, voici quelques mois, le rapport rédigé par un expert mandaté par le MESR pour évaluer le CIR d’une entreprise, je suis tombé sur cette assertion un peu étrange : « il s’agit sans doute d’innovation mais pas de recherche ». L’expert se prononçait sur le contenu d’un dossier technique justificatif franchement mal rédigé par un de mes (innombrables) confrères. La situation était plutôt dramatique car l’entreprise en question risquait d’être lourdement sanctionnée : il lui était demandé de restituer intégralement quatre années de CIR, ce qui aurait probablement conduit cette PME de 250 personnes dans une zone de danger sur le plan financier. Fort heureusement, après avoir accompagné cette belle société de la région lyonnaise en vue de décrire de manière plus juste ses travaux, plus de 90% du CIR des quatre années a été sauvé (et sans doute l’entreprise a-t-elle échappé à de graves ennuis financiers).

S’il est incontestable que mon sympathique confrère a produit un travail médiocre, que les travaux de recherche conduits étaient mal décrits, que seuls les produits étaient mis en avant au détriment des enjeux technologiques, la question se pose : est-il bien raisonnable d’opposer Recherche et Innovation ?

Il a longtemps été admis que la recherche menait naturellement à l’innovation. Les politiques publiques consistaient à financer de la recherche dans l’espoir qu’il en sorte, un peu comme par magie (ou par contingence pour les plus optimistes), des innovations. Comme on avait découvert quelques années auparavant qu’il existait des innovations incrémentales à l’impact limité et des innovations de rupture, au contraire porteuse de nombreux bienfaits (croissance, compétitivité, emplois…), ces dernières étaient donc attendues en échange du financement de grands projets de recherche.

Le « drame » est survenu au début des années 2000, lorsqu’on s’est aperçu qu’Apple, entreprise unanimement reconnue comme innovante et qui venait de lancer l’iPhone, dépensait nettement moins en R&D que Nokia, son concurrent sur le déclin. Pourtant, l’appareil en question présentait une nouvelle architecture destinée à devenir le design dominant dans l’industrie des téléphones portables que l’on a baptisés « smartphones » à partir de ce moment-là. En d’autres termes, il s’agissait bien d’une innovation de rupture.

Voici donc plus de dix ans que nous savons qu’il n’y a pas de correlation systématique entre dépenses de recherche et innovation, donc entre recherche, croissance et création d’emplois.

Cette prise de conscience majeure n’a, fort heureusement, pas échappé aux décideurs européens. Après avoir financé, pendant 7 PCRD  successifs, de la recherche « amont » en quête de ruptures technologiques, le programme H2020 lancé en 2014 s’est résolument tourné vers l’innovation. C’est désormais l’impact économique et sociétal des projets qui est privilégié, sans pour autant laisser de côté « l’excellence ». Le mot clé ici est « sociétal » : si vous comprenez les grandes évolutions de la société et leurs implications, votre innovation a de fortes chances de trouver un large marché à moyen terme. Soyons clairs : il s’agit d’un critère d’évaluation bien plus pertinent que les business plan compliqués réclamés dans certains programmes hexagonaux ou que les critères d’évaluation du CIR.

Et le crédit d’impôt innovation me direz-vous ? Voici un parfait exemple du comportement d’un Etat « inflationniste » : plutôt que de réformer un outil qui ne remplit pas son rôle, on en ajoute un nouveau. Réservé aux PME lançant un nouveau produit et ramené de 30 à 20% des dépenses, le CII est un gadget !

Revenons au cas de notre PME en délicatesse avec son CIR. Il lui est reproché de ne pas conduire de travaux de recherche « au sens du CIR ». Pourtant, il s’agit d’une entreprise qui prend des risques, qui, dans chaque domaine, cherche à apporter de la valeur en anticipant de nouveaux usages grâce à des solutions techniques inédites et qui, pour finir, peut se targuer de bénéficier sur nombre de ses marchés de réelles exclusivités.

N’y aurait-il pas là une piste d’amélioration pour notre cher (dans tous les sens du terme) dispositif national ? Plutôt que d’inciter les entreprises à dépasser l’état des techniques existantes, ne devrions-nous pas les orienter vers la création de valeur ?

La philosophie du CIR est fortement influencée par la pensée de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1886 – 1950). Ce dernier voit le progrès technique radical (qui se définit par référence à un état de  l’art à un moment donné et qui conduit au remplacement total des techniques existantes par des nouvelles) comme le moteur de l’économie. Dans cette perspective, il est logique d’attendre de l’entreprise désireuse de bénéficier du CIR qu’elle démontre la nécessité d’introduire un changement technique dépassant l’état de l’art pour atteindre ses objectifs. Et nous savons depuis plus de dix ans que cette seule condition n’est pas suffisante pour garantir la croissance et l’emploi attendus des politiques publiques.

Notre entreprise en question, elle, innove, incontestablement. Elle crée de la valeur. D’une certaine façon, l’expert mandaté par le Ministère de la Recherche n’a pas tort… Mais il a recours à une grille de lecture obsolète (y compris au sens Schumpétérien du terme !).

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