Il n’est pas étonnant que l’innovation, dont l’un des effets les plus directs est d’amener dans la vie réelle des femmes et des hommes les traces tangibles des avancées scientifique et techniques, ait trouvé un écho dans la littérature. Bien sûr, il faut se garder de tout anachronisme, l’innovation étant un concept plutôt récent. Mais on pourrait défendre, ce sera peut-être le sujet d’un futur billet, que l’Innovation a toujours existé.
Il n’est pas étonnant non plus que je consacre ce billet à une poésie de Boris Vian, qui fut aussi, parmi une large palette, un ingénieur de l’école Centrale. A l’instar d’un Albert Einstein languissant à son office des brevets, j’aime à l’imaginer se distrayant de son labeur sur les normes, à son bureau de l’AFNOR, en griffonnant quelques textes qui seront publiés plus tard.
Elle serait là si lourde est un magnifique poème de Boris Vian, qui a aussi été mis en musique. J’envie ceux de vous qui ne le connaissent pas encore. Vian décrit dans ce texte toute la grandeur et la matérialité de l’innovation, au travers de l’exemple d’une locomotive.
Et il y a tant d’années
Tant de visions entassées
De volonté ramassée
De blessures et d’orgueils
Métal arraché au sol
Martyrisé par la flamme
Plié, tourmenté, crevé
Tordu en forme de rêve
Il y a la sueur des âges
Enfermée dans cette cage
Dix et cent mille ans d’attente
Et de gaucherie vaincue
Je fais partie de ces gens qui, parfois, distraits par un retard ferroviaire ou une autre contrariété, sont saisis par l’extraordinaire complexité de ces objets techniques qui nous entourent, et qui ne peuvent s’empêcher de penser à tout le travail, tous les efforts et toute l’inventivité qu’il a fallu à des femmes et des hommes souvent anonymes pour parvenir à les produire. Il m’est agréable de boire un verre de vin en pensant que ce qui se trouve dans mon verre est le fruit de millénaires d’évolution patiente de la vigne et de la vinification. Comme le dit différemment Aragon, « Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare ».
Mais Vian ne s’arrête pas là. Par un artifice poétique classique mais toujours performant, il décrit aussi en termes techniques la merveille que représente une « création de la nature » (oh, le bel oxymore) : un oiseau. Ce passage m’a sans doute fait comprendre pourquoi il est possible de passer des heures devant un oiseau naturalisé dans les Muséums d’histoire naturelle.
Il aurait un bec menu
Comme il sied aux conirostres
Deux boutons brillants aux yeux
Un petit ventre dodu
Je le tiendrais dans ma main
Et son cœur battrait si vite…
[…]
Il aurait des plumes grises
Un peu de rouille au bréchet
Et ses fines pattes sèches
Aiguilles gainées de peau
Si vous êtes arrivés jusqu’ici, vous avez peut-être envie de lire ce texte en entier, et sa chute qui ouvre des heures de réflexion (et vous, que feriez-vous ?).
Vous le trouverez facilement sur Internet, mais je ne peux en reproduire ici que des extraits puisque, par la grâce de nouvelles lois de Propriété Intellectuelle, les textes de Boris Vian ne seront dans le domaine public en France qu’en 2030, alors qu’ils le sont déjà dans beaucoup d’endroits du globe. Mais, ça aussi, ce pourrait être le sujet d’un autre billet de blog…