Tout le monde connait la distinction entre innovation de rupture et innovation incrémentale. La littérature regorge de publications sur le sujet. Depuis quelques années, on a même ajouté la notion d’innovation « disruptive » qui porte sur le modèle économique (Uber etc.).
En deux mots, une rupture est constatée lorsqu’un modèle dominant (une technologie, une architecture ou un business model donc) est remplacé par un autre. Le mot important dans cette phrase est : « constatée ». En effet, pour qu’une innovation gagne son qualificatif de « rupture », il faut qu’elle soit couronnée de succès sur les plans technique et commercial !
Or, remplacer un modèle par un autre n’est pas instantané. Les fabricants de locomotive à vapeur n’ont pas tous mis la clé sous la porte le jour de l’arrivée sur le marché de la première motrice électrique.
Le remplacement a pris quelques années, ne serait-ce qu’à cause des investissements nécessaires en infrastructure. Quant à l’aérotrain, il n’a jamais quitté sa piste expérimentale dans la Beauce. Ce qui aurait pu être une révolution restera dans l’histoire comme un échec dramatique.
Conclusion : il faut attendre 5 ou 10 ans pour savoir si une innovation est bien « de rupture ». Nous voilà donc avec un beau concept pour enseigner à des étudiants en Master 2, guider des politiques publiques ou vous faire culpabiliser (quoi ? Vous ne pratiquez pas l’innovation disruptive ???). Mais si vous êtes chef d’entreprise ou tout simplement en charge de l’innovation, comment diable pouvez vous manager quoi que ce soit avec un indicateur qui se mesure 10 ans après le fait générateur ?
Bref, dans la vraie vie, cette notion d’innovation de rupture ne sert à rien.
D’aucuns diront que c’est faux, qu’il s’agit d’une ambition, de la traduction d’une volonté de dépasser les limites.
Certes… Si Napoléon disait que sans volonté l’intelligence n’est rien, nous savons désormais que sans process, la volonté n’est rien ! Décréter qu’il faut produire une innovation de rupture revient à tirer sur les poireaux pour les faire pousser plus vite : vain ! Et puis soyons sérieux : vous vous imaginez introduire une réunion sur le ton « Mesdames, Messieurs, cette année nous devons sortir une innovation de rupture pour distancer nos concurrents » ? Bien sûr que non.
Il n’y a pas plus d’innovation de rupture, que disruptive ou incrémentale. Il n’y a que des innovations qui sont produites par des équipes, des organisations qui appliquent des bonnes pratiques : être à l’écoute des signaux faibles, multiplier les collaborations, accompagner les évolutions sociétales… Et comme dans toutes les pratiques, on ne débute pas au top niveau mondial. On commence modestement, on apprend, on se trompe beaucoup, on échoue souvent, puis on prend confiance, on progresse en repartant de l’échec précédant, on améliore, on reste ferme sur la méthode, et un jour, peut-être, sortira l’idée qui changera la donne sur le marché dans 5 ou 10 ans.
Une rupture n’est que l’issue d’un processus long et progressif, incrémental.
Et la volonté du chef d’entreprise dans tout ça ? Elle est essentielle pour garantir l’application de la méthode, protéger les innovateurs lorsqu’ils commettent des erreurs, persévérer, résister à ceux qui, pressés, réclament des quick wins.